Imaginez une boîte de 20 X 28 X 2 cm et dans cette boîte, une carte, pliée, qui en recense le contenu. Dépliez délicatement la carte. Elle fait le tour de toutes les îles que vous allez traverser, de tableau en tableau, ou plus exactement de boîte en boîte puisque c’est ainsi que Philippe Enrico conçoit ses tableaux : on y entre par le verre qui en couvre le fond mais les motifs du fond débordent sur le cadre, de sorte que le tableau gagne en profondeur. Ici, en se penchant sur la carte, les boîtes des îles sont au nombre de 81, homothétiques. Toutes ces boîtes ont été réalisées et sont chacune de taille égale à cette boîte qui en contient la carte. Mais ici sur la carte, elles sont représentées collées les unes aux autres, à la manière de timbres exotiques que le collectionneur aurait patiemment arrangés, certaines scènes en appelant d’autres sans qu’il soit encore possible d’en énoncer encore le principe d’organisation interne. Il y en a pourtant un, vous le sentez bien. L’assemblage est trop méticuleux, le détail des scènes trop subtil pour ne pas spéculer quelque combinaison secrète. Vous cherchez la clé mais n’avez qu’un seul indice : la boîte s’intitule autour des îles.
Vous cherchez encore un moment mais de guerre lasse, vous décidez de punaiser la carte au mur : après tout il s’agit là d’une représentation de petits tableaux et dans la réalité, ces tableaux, vous les auriez accrochés au mur. Vous saisissez la carte, et c’est alors que transportée dans les airs, elle vous révèle son secret : à travers le papier, par transparence, derrière chacune des boîtes représentées, apparaît un nom. Mais là encore que de noms ! Vous continuez de tenir la carte à bout de bras tandis que votre œil s’enfonce au cœur de chaque boîte, pour tenter d’établir des relations entre tous ces noms. Ce faisant, vous gagnez ostensiblement le centre de la carte et là, vous observez que les noms qui s’y trouvent commencent par le « a » inaugural de tout classement. Qu’en partant du centre de la carte et en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, les mots se suivent alphabétiquement. En vous laissant happer, hypnotiser par la spirale de leur classement, vous quittez bientôt le cœur de la terre pour gagner les berges de la carte-continent. A moins qu’au contraire vous ne quittiez des fonds marins sur lesquels reposeraient à la manière des coquillages le nom de chaque île ? Mais ce n’est pas tout. Vous avez, le temps de votre lecture hélicoïdale, parcouru la carte de telle sorte que, quelque part entre chaque image et chaque nom donné à l’image, vous avez cru voir s’esquisser dans l’espace sa forme tridimensionnelle de conque mystérieuse. Vous avez reposé la carte à plat sur la table et la conque a disparu. Le quadrillage des boîtes-timbres sur la carte fait maintenant davantage penser aux compartiments de l’ammonite dans lesquels se seraient fossilisés l’image de chacune des îles.
Vous voulez revoir la conque magique et le nom des étapes de votre voyage vers le Nouveau Monde. Vous soulevez alors de nouveau la carte dans les airs : la lumière filtre à travers le papier et voilà que ré-apparaissent les abords, l’ange, l’apparition, l’appel, les argonautes, l’aventure, la baie, la barque, la Batterie basse…Les 9 derniers noms figurent les strélitzias, la Tahitienne, la tasse, la taverne, les timbres, le temps, la toile, le tyran, le vent. Dans la boîte des îles, outre la carte, il y a pour chacune des boîtes sur la carte représentées, un carton narratif à la taille de la boîte et une cassette enregistrée de miniatures sonores de moins de soixante secondes chacune…
Philippe Enrico est le créateur de multiples séries de boîtes aux ingénieux dispositifs. Peintre-plasticien, il intègre à la peinture de ses boîtes des papiers collés eux-mêmes peints pour servir ses jeux de relief. Ces boîtes sont la plupart du temps ouvertes, comme celles des îles, mais il arrive qu’elles soient fermées. Comme la boîte les naufragés, bloc de bois parallélépipède peint sur le dessus qui « montre en surface le possible contenu du contenant. Cette représentation de petites choses rescapées sauve une nouvelle fois du naufrage ces objets que l’on ne peut voir désormais que par image superposée ». La carte d’autour des îles offre, quant à elle, un bel aperçu de son constant intérêt pour les jeux d’ombre et de lumière. Issu de l’ENSAD (Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs), ce plasticien a d’abord travaillé sur l’ombre avant de s’intéresser plus particulièrement aux anaglyphes ou images stéréoscopiques. Théâtre d’ombres ou cinéma de lumières, tout le travail de ce plasticien-peintre indique qu’il cherche, au sens où l’entend Baudrillard, « plus à séduire l’œil » qu’à le tromper (voir légende de la photo). A ses fins, il met à l’oeuvre « un principe d’ambivalence de visibilité-non visibilité se jouant des rapports entre le visible et l’invisible, la lumière et obscurité, comme par exemple du fait qu’une chose ne soit pas visible dans la lumière mais le soit dans l’obscurité ».
Thématiquement, si Philippe Enrico s’est intéressé à la représentation des îles, puis des paradis et enfin des utopies - sur lesquelles il continue de travailler- c’est notamment parce que cette triple thématique est « porteuse d’illusions, qui ne sont pas pour autant illusoires ». Que l’on puisse envisager ces trois thèmes dans un rapport métonymique ( la représentation des îles comme microcosme de la représentation des paradis mais pas seulement, et de même, celle des paradis comme microcosme des utopies sans n’être que cela), tient à ce que, telle la pierre précieuse laissant filtrer la lumière, le travail sur chacune de ses représentations vient aussi éclairer les autres de nouvelles perspectives. « Questionnement sur ‘le regardé’, mise en cause des ‘regardants’, les 81 « boîtes » d’autour des îles se donnent à observer comme autant de possibilités de voir une même réalité : celle de l’île comme métaphore d’un monde en soi, paradisiaque, mais aussi perdu. Celui, utopique, de la peinture ? … ».
Si l’on sait que l’artiste français vit depuis 9 ans au Brésil, il devient difficile de ne pas l’associer imaginairement aux expéditions de Raphael Hythlodée, narrateur de l’Utopie de Thomas More, où le récit fait de ce marin-philosophe le compagnon de fortune de Vespucci, dont More avait lu les Voyages (1507) au Nouveau Monde, mais où l’Utopie est aussi une invitation au voyage initiatique. Celui dans lequel nous entraîne Philippe Enrico, ce serait s’aventurer toujours plus loin dans l’exploration du principe de visibilité/non-visibilité au fil de thèmes/expéditions évoquant eux-mêmes l’idée de la quête.
Comment remettre en cause les limites de la peinture qui évolue principalement dans un espace à deux dimensions, fini, délimité, comment en remettre en cause les limites ? Comment, en invoquant le principe d’ambivalence de visibilité/non-visibilité, faire apparaître dans la peinture ce qui n’est visiblement qu’absent et au contraire faire disparaître ce qui est visiblement présent ? Quelles en seront les implications pour la matière même de la peinture et sa portée dans le domaine du visible et du non visible ? Et pour le principe de visibilité/non-visibilité lui-même ? Autant de questions qui très tôt agitèrent le peintre-plasticien et qui, dès ses premières œuvres, le guidèrent vers la découverte d’une réponse lumineuse : l’usage de la phosphorescence. A la fois, « révélateur du principe d’ambivalence » au coeur de son oeuvre mais encore « matériau porteur de lumière en lui-même », la phosphorescence, devait (per)mettre ainsi en abîme la création de l’illusion et de ses représentations.
Appliquée en aplats sur la peinture, la phosphorescence traverse une grande partie de l’oeuvre dont elle met en lumière le principe de visibilité/non-visibilité qui la régit. Ce faisant, elle auto-réfléchit sa propre capacité à « mettre en lumière » pour créer l’illusion. On ne pourra citer ici que quelques œuvres relatives à la triple thématique et illustratives d’autres principes mis à l’oeuvre en même temps que la phosphorescence. Afin de se montrer le moins réducteur possible dans une telle sélection, la parole sera laissée à l’artiste dont on esquissera seulement ici la réflexion.
Présente dans nombreuses des 81 « boîtes » représentées dans la boîte d’ autour des îles, la phosphorescence jette un nouvel éclairage sur la stéréoscopie dans les paradis. On y voit « le ciel d’une couleur et la terre de sa complémentaire, en tournant autour du cercle chromatique. Le mot ‘paradis’ décliné en neuf langues, mortes et vivantes ». La phosphorescence s’ajoute ailleurs aux couleurs primaires qui annoncent des séries de fragments rouges, bleus et jaunes dans l’oeuvre. Car ‘un fragment, rappelle Philippe Enrico, est non seulement le morceau d’une chose qui a été cassée, brisée, mais aussi la partie d’une oeuvre dont l’essentiel a été perdu ou n’a pas été composé’. L’oeuvre présente souvent (systématiquement ?) la représentation (de l’illusion) d’un tout aux côtés d’un fragment extrait de ce tout apparent, comme en attestent certains noms complémentaires d’oeuvres déclinées autour d’ un même thème où le fragment/tout n’est jamais que le fragment d’un autre fragment/tout (la petite roue et la grande roue ; les paradis et les fragments de paradis ; utopia et atopui).
Dans le travail de Philippe Enrico, il faut aussi insister sur la place faite à l’arbitraire et à sa contribution au façonnement de l’œuvre- objet original abandonné, trouvé en bordure de plage, « élément au départ qui séduit l’oeil dans un contexte de déambulation vague, déjà par sa possible appartenance non pas dans notre cas à un objet constitué, mais à une collection qui séduit aussi par le hasard de sa forme ». Il faut encore souligner la place donnée aux chiffres et aux lettres, comme fragments d’autres principes (l’usage des nombres dans son travail) pour les premiers et comme fragments de matière (les mots) pour les seconds, ces derniers étant envisagés dans leur rapport d’ambivalence aux images. Le défi consistant à tenter de donner matière à la fois aux images et aux mots. Quand là encore la phosphorescence s’en mêle…
Dans les paradis, « les 9 mots qui s’entremêlent sur le fond obscur du tableau proviennent chacun du titre d’une boîte de la série autour des îles. Dans l’obscurité, seules 7 lettres apparaissent, tirées chacune de l’un des 9 mots. C’est ainsi qu’apparaît le mot ‘paradis’ ». Dans un autre tableau intitulé en portugais a areia não é mais (le sable n’est pas plus) « appartenant à une possible série de tableaux où signes et écritures se superposent, ‘ a areia’ fait apparaître de nuit, à ‘contre-jour’ une phrase tirée d’un poème d’André Breton dédié à Man Ray et intitulé TOUT PARADIS N’EST PAS PERDU. La disposition et le typographie des lettres font référence à la couverture de Clair de Terre recueil poétique publié en 1923 ».
Dans utopia, « on trouve juxtaposé dans la première édition de l’Utopia de Thomas More, la figure de l’île d’Utopia et un alphabet utopien. Images d’un côté sur une page, lettres de l’autre, sur l’autre page donc. Quant à l’alphabet, la première moitié aligne des signes ronds ou courbes, la seconde des signes anguleux : une ambivalence qui reste à déchiffrer. Et si par ailleurs l’écriture, aveugle en soi, donnait à voir quand l’image, muette en soi, permet d’écrire ? » s’interroge finalement Philippe Enrico. Et d’atopui, blocs de lettres colorées agencés dans cet ordre, Philippe Enrico nous dit enfin que « c’est simplement l’anagramme du mot ‘ utopia ‘, illisible de jour, que recouvrent les lettres ». Car de nuit, telle une ombre en négatif, le mot « utopia » s’allume sous les blocs de lettres qui disparaissent dans l’obscurité…
Si l’artiste s’interroge sur la possibilité de donner matière aux mots, aux images et à leurs rapports entre eux, il s’intéresse aussi inversement à la matière proprement dite et à la représentation qu’il peut en donner en images et en mots. De cet intérêt pour la représentation de la matière originelle, dans toute sa matérialité, soit la pierre, en plus ou moins gros fragments, cailloux, rocs et monts (îles ?) , il nous dit que « la silhouette variable du mont - montagne, massif, morne ou colline- s’intercale entre notre regard et l’horizon comme symbole d’une présence constante en même temps qu’elle atteste la croyance en d’autres lendemains ». De même qu’il nous rappelle que « nous ne saurions nous défaire de ce qui est là originellement, comme de cette manie de saisir et d’observer les pierres trouvées sur nos chemins ».
C’est ainsi que dans l’un de ses projets en cours, l’artiste, d’origine provençale, prévoit de faire le tour de la montagne Sainte Victoire, dont il affectionne les représentations qu’en donne Cézanne et dont il suggère « quelles sont des anamorphoses du massif vu de plus au sud dans toute son extension ». De la Sainte Victoire, Philippe Enrico saisira des vues particulières en invoquant de nouveau la magie des chiffres au service de l’illusion à créer. Le chiffre 9 y prendra toute son expansion puisque 999 999 est le chiffre fétiche qui divisé par 7, donne un chiffre qui lui-même multiplié par 2,3,4,5,6 fait apparaître des sommes où le 3, le 6 et le 9 sont absents. Selon le principe d’ambivalence de visibilité/non visibilité qui lui est cher, l’illusionniste veut se laisser illusionner par la magie des trois absents et découvre qu’ils figurent par contre (avec le 12) sur tout cadran horaire. Moyennant de faire le tour de la Sainte Victoire dans le sens du temps qui passe, il lui devient alors possible de faire correspondre le 3, le 6 et le 9 aux vues respectivement prises à l’est, au sud et à l’ouest de la montagne. Un certain nombre de prises devrait, par leur rythme, accompagner le temps dans sa marche. La montagne n’étant pas aussi spectaculaire sur sa face nord, elle demeurera la face cachée de ce travail où le 12 figurera comme absent…avec ou sans phosphorescence.
Dans sa représentation du topos imaginaire (île, paradis, utopie) comme dans celle de la matière comme topos, on peut s’interroger enfin sur l’intérêt tout particulier que Philippe Enrico porte sur terre aux minéraux et, dans le ciel, aux constellations – ces blocs d’univers dotés de lumière. Lui par ailleurs si soucieux de représenter son interrogation de l’origine et des étapes de la genèse dans la matière de ses oeuvres…
Baltrusaïtis nous rappelle dans ses écrits sur « les pierres imagées » que « la genèse des minéraux prend corps dans les exhalaisons qui se produisent au sein de la terre et que les influences sidérales s’exercent plus aisément sur des substances vaporeuses en mouvement […] qu’il s’agit dans tous les cas, non pas de figures imprimées (à la pierre) mais d’une transmutation directe de la matière à l’intérieur de la même forme »… Ne pourrait-on envisager les tableaux de Philippe Enrico comme autant de « pierres imagées » où la phosphorescence interviendrait, à la manière des influences sidérales, comme l’agent transmutant, transfigurant de la matière en formation dans son oeuvre (sa peinture) ? Ne pourrait-on rapprocher en effet l’usage qu’il fait de la phosphorescence du travail de l’alchimiste (après tout la lumière même de la phosphorescence est d’or) ? Ne pourrait-on pas le faire en effet si l’on pense à l’inspiration apportée dans son travail par la période dans laquelle s’inscrit historiquement l’Utopie ? Cette Renaissance, où l’on découvrait le Nouveau Monde et où astrologie et alchimie, toutes les deux sciences magiques, dominaient encore les esprits tandis que la minéralogie relève souvent d’un domaine merveilleux. Ne pourrait-on pas enfin voir dans ce jeu d’alliance des arts et de la science, de la phosphorescence alliée à la peinture, une mise en relief par cette phosphorescence de la valeur transfigurative de la peinture elle-même, ainsi éclairée comme « se transmutant directement à l’intérieur de la même forme » ? Et de nous demander si la phosphorescence est à la peinture de ce noctambule éclairé ce que les constellations sont au cosmos, à la nuit…
On ne manquera pas pour finir de saluer la virtuosité technique dans la peinture de Philippe Enrico dans des reproductions à la fois fidèles à l’original et jusque dans celle de la matière même propre au support de celui-ci (photographie, photocopie, gravure…). Et cela pour notre plus grande fascination. Mais c’est l’image phosphorescente qui crée l’illusion. C’est elle qui trompe l’œil « dans la perte (dans l’obscurité) de certains repères spatiaux »… Ainsi,« sans invoquer de « forces » occultes, blanches ou noires, mais plutôt en convoquant des principes (ce qui agit) de visibilité/non-visibilité et des moyens (la phosphorescence, les chiffres), le maître-illusionniste opère sa magie. Qui finit par irradier toute sa thématique.
Le villageois dans un village soudanais près du Niger (voir image), vous savez bien dans quelle partie obscure du tableau il se cache. Le titre vous révélait l’invisible ; il faut maintenant éteindre la lumière pour le voir, appuyé sur son bâton tout au bord d’un précipice s’ouvrant sur une vallée sillonnée par un fleuve…
Dans l’univers de Philippe Enrico, une fois la lumière éteinte, le phosphore ouvre des passages secrets où chaque tableau devient luciole.
M.M4area

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