Les invisibles
Ils arrivent en camionnette grise déglinguée. Sans inscription d’aucune raison sociale. Les anonymes associés. Trouver une place libre. Ne pas récolter un PV.
Ils ne parlent pas français. En baragouinant, ils expliquent « Parler pas français » « Où Français ?, pas rencontré ». La mine désolée. Ils le déplorent. Déplorent – chansonnette, comptine enfantine - que « les Français, ça n’existe pas, ça n’existe pas ». « Ils sont passés par ici, ils repasseront par là, où ca ?»
Mais harassés, toujours sur le qui-vive d’un chantier à rejoindre, toujours plusieurs fers sur le feu, où trouveraient-ils le temps ? Ils sont ici depuis 2 ans, 5 ans.
Ce sont de pauvres bougres, on se prend à vouloir jouer au sauveur. On est grotesque.
Entre misérabilisme, paternalisme, compassion. On prête le flanc. Suspect de s’acheter une bonne conscience à bon compte. Confit en impuissance comme en odeur de sainteté. Presqu’abject, dirait-on. On a pourtant appris à l’école que la langue, c’est la liberté. Voltaire, les Lumières et tout le bataclan. De l’attente au portillon : des cours d’alphabétisation sont organisés dans les mairies. L’absentéisme y est condamnable ; au bout de trois séances sautées, c’est l’exclusion. Une armée d’ombres attend, guette la place à saisir. Ils sont les damnés de la terre, corvéables à merci. Banlieues vagues où ils disent habiter. Se fondre dans la masse. Se méfier. Non déclarés.
On commence à percevoir que c’est un système qui arrange pas mal de monde. Fraude et corruption à tous les étages. Fermer les yeux. Ca crève les yeux. On soupçonne que l’indignation – forcément impuissante du citoyen ouest-européen – fait partie du décorum, des vanités de ce monde, s’intègre au programme prévu, à la comédie qui se joue.
On se surprend à porter d’autres entraves. Etats d’âme consommables. On est parlé comme qui dirait.
Pendant ce temps-là, Notre-Dame est en flammes, les Gilets jaunes sur la place. Le tohu-bohu des hélicoptères plane au dessus des têtes. Les charpentes s’écroulent en direct. Télé-réalité, énième sérial-season à tout-va. Intrusion de l’événement historique. Aucun rapport ? On cherche le hyatus ou le raccord dans tout ça. Tout cela n’est pas si grave. D’ailleurs rien n’est grave. On nous raconte des histoires.
Par défaut, quand on leur demande s’ils parlent anglais, ils rétorquent, paupières lourdes de cernes, corps usés, une lueur ironique ou est-ce amusée dans le regard « Et vous, parler russe ? ».
La géopolitique est au rendez-vous. Les blocks – en sourdine – continuent de s’affronter. On cherche. On ne poursuit pas expressément la vérité mais un récit possible au milieu des décombres, de la casse, des appels aux dons par carte bancaire au Monoprix, des bips des sms promotionnels sur téléphone portable geolocalisé. On ne raccommode pas, on remplace, on solde. Eux aussi, à 45 ans, ils seront bons à jeter aux chiens.
L’antique louve romaine a été déboulonnée de la capitale du pays par la puissance longtemps occupante. La misère y règne. C’est un pays de mauvais conte de fées cerné par les prétentions territoriales limitrophes. Grande lessiveuse du croque-mitaine de l’est, ouvroir à putains pour l’Ouest. Pays hémorragique qui se vide. Un pays peau de chagrin.
Le petit bonhomme se pavane tout en promenant son petit bidon tout rond comme un ballon. D’ailleurs c’est le ballon qui l’intéresse. Plutôt ovale, s’il vous plaît. Quelque distinction bourdieusienne entre football et rugby, voilà qui permet de se hausser du col, d’échapper à la vulgate contemporaine. D’ailleurs, pourquoi aller voter aux élections européennes quand en ce jour sacramentel, sur les bords de la Loire, le rejeton dispute un match dont son équipe – et par conséquent ce même rejeton surtout - sortiront vainqueurs, évidemment. Pas l’ombre d’un nuage dans la douceur angevine.
Que le monde aille comme il va, à la va-comme-je-te pousse. Le petit bonhomme, ça l’arrange. Et même, il préfère. Pour sa part, il pratique les filières, recrute sur les trottoirs, entérine avec compassion l’asservissement des pauvres bougres. « Des bons gars, des gars honnêtes …et toujours le cœur à l’ouvrage, et consciencieux, et compétents, et disponibles 7 jours sur 7, s’il le faut », bref d’une dévotion sans faille ». Ca doit l’épater, c’est certain. Se rend-il compte de l’ironie ? Lui qui avant de s’improviser Patron de sa petite entreprise de bâtiment vendait du vin français - frelaté ? vinasse ?, il ne précise pas, on extrapole - en Californie. Bla bla bla. Ca doit l’épater mais ca vise surtout à impressionner la galerie. Un vrai cosmopolite, mutatis mutandis. Un certain art de la grandiloquence…. « Mes hommages, … » « Absolument désolé.. » « Transmettez mes confuses amitiés » Là, ça déraille.
Les bougres ne connaissent que son prénom assorti de « Monsieur ». Préséance précautionneuse. Le petit bonhomme adopte les codes des polars de série B. Un petit côté maffieux n’est peut-être pas pour lui déplaire. A son tour de s’inventer un personnage clandestin mais surtout on radine et on entourloupe derrière les civilités, on exploite en tressant les louanges, on philosophe même car « Après tout, personne n’est parfait ». La magnanimité, quand même, c’est quelque chose !
Et si le scénario, ce n’était pas ça ? S’il y avait une autre distribution des rôles ? Le rideau tombe. On recommence.
Mary Hant