Un écrivain qui publiait des poésies baroques, se mit un jour à fabriquer des arcs et à tailler dans le silex les pointes de ses flèches, à creuser de plus dans l’argile des vases aux formes érotiques, tout en continuant à écrire sa prose poétique. Materia Sibona désigne à la fois une production concrète et les modes de production de l’œuvre sensuelle et multi-plis d’un artiste qui se veut « dans le faber et la matière » et se décrit comme un « barbare civilisé ».
Le poète-archer-potier conçoit sa production artistique comme une réponse politique et économique personnelle à la société consumériste dans laquelle il est obligé de vivre mais à laquelle il substitue un autre monde matériel qu’il se crée. Il s’efforce de tout fabriquer de ses mains à partir de matériaux naturels dont la composition stimule son imagination. Ainsi oppose-t-il création individuelle à consommation indifférenciée. L’objet créé devient le signe extérieur d’une richesse intérieure et sa création l’anti-design d’une culture dictée par les lois du marché.
A partir de cette fabrication d’un autre monde, le poète-archer-potier forge sa propre culture, dans laquelle sa nature lui dicte ce qui relève du naturel, du culturel et de leurs rapports entre eux. Cette recherche d’une « pensée naturelle », qui se fonderait sur un premier rapport exclusif entre individu et nature, vise aussi l’accès à l’animalité de l’humain, comme énergie créatrice et principe de création, avant de replacer l’humain dans son rapport aux autres.
Car le monde matériel de Materiasibona ne s’inscrit pas hors de la réalité sociale. Bien au contraire, il apporte activement une réponse artistique à un dilemme profondément humain. On apprend que lorsqu’il perdit toute vie intellectuelle à cause de son activité professionnelle, le poète cassa des cailloux, tailla du bois, multiplia ses fabrications et affûta résolument les armes de sa reconstruction. Il écrivait toujours mais la pulsion de fabrication matérielle l’emportait alors. Une fois sa vie intellectuelle retrouvée, il se remit à la poterie, activité plus douce, plus ronde, qu’il associe à son principe féminin tandis qu’il reconnait son principe masculin dans sa production d’archer.
Si le créateur de Materiasibona a pu se concevoir le démiurge d’un monde à l’intérieur du monde, c’est donc parce qu’il s’agit tout autant de s’imaginer un Robinson-Prospero. Ses voyages aux îles enchantées, du Japon à la Grande-Bretagne, l’ont plus récemment mené de l’Angleterre, terre des archers, au Pays de Galles, dont il puise et creuse l’argile. La langue anglaise glissant elle-même sur la quasi-homophonie de « poetry » et « pottery », les deux termes « s’apparentent » et s’unissent pour évoquer un autre glissement, sémantique celui-ci, vers une production plus matérielle. Signalons également la profonde empreinte de l’esthétique japonaise dans le rapprochement stylistique des productions du poète-archer-potier et sa pratique d’un équilibre recherché entre pleins et vides à partir des objets créés; que l’archer sculpte les pleins de ses pointes de flèches ou que le potier évide la glaise de ses vases, en façonnant tour à tour vides et pleins dans la matière, ceux-là entretiennent une tension dynamique sensuelle entre toutes ces créations. L’écriture baroque, écriture du plein ou de l’excès, ne serait qu’une autre expression matérielle sensible de l’intense recherche du vide pour désirer en dire davantage. Il en découle que plus le poète-archer-potier fait, plus il peut encore faire.
Materiasibona, mode d’emploi.
Une fois l’objet créé, le créateur se met en relation avec le monde via le masque cet objet dont il s’est fait la persona.
D’abord, l’objet créé doit vivre sa vie d’objet et pour cela, son concepteur lui impose qu’il serve une fonction et puisse, lors de son usage, casser et périr. Si ses flèches ne tuent plus l’animal, elles doivent néanmoins être tirées, voler. Si l’on n’est pas sûr de l’usage jadis réservé aux vases jomons (entre 1000 et 250 av JC), dits « vases de flammes », leur version contemporaine doit néanmoins connaître l’épreuve du feu. Si ce vase s’est fendu dans le brasier, malgré une première cuisson lorsque son créateur y faisait chauffer du vin, il en fabriquera un autre, suivant le principe élémentaire d’une nature instaurant le cycle de la vie et de la mort.
Quand l’objet fabriqué vient à se briser, son concepteur ne lui assigne-t-il pas d’emporter avec lui sa charge émotionnelle, à voir s’effriter un peu du monde qu’il se construisait ? En se séparant ainsi de l’objet fabriqué, ne lui survit-il pas pour continuer à créer ? L’a-t-il pour autant désinvesti ? Car, en le refaisant, ne perpétue-t-il pas plutôt l’existence de l’objet perdu ? Qui plus est, en sacrifiant l’objet fabriqué au monde de sa création régi par ses propres règles de fabrication et d’usage des objets, le créateur s’en sépare-t-il jamais tout à fait ? N’en fabrique-t-il pas plutôt l’éternelle transformation ?
Il se joue entre le concepteur et son objet un scénario anti-narcissique de la perte de l’objet, nourrissant d’autant l’appétit de création d’un monde matériel dans lequel le rapport fusionnel entre le monde créé et son créateur se trouve matérialisé. Réciproquement, l’objet fabriqué établit la preuve de la matérialisation d’un monde fantasmé, où les idées ne s’opposent plus à la matière mais en sont l’émanation, où fantasmer et fabriquer ne font plus qu’un.
Enfin, le monde de Materiasibona n’exclut personne qui veuille se donner la peine d’y participer. Ce qui pourrait ressembler à un retrait sur soi vers un apparent retour à la matrice (de « mater », mère et matière) se transforme via l’échange des objets en un rapport direct au monde. Que le poète-archer-potier qui n’aime pas les bavards désire montrer sa création et soit, sur elle, intarissable ; qu’il décide de fabriquer pour autrui certaines de ses œuvres ou qu’il en fasse don ; qu’il ne s’intéresse par ailleurs qu’à ceux qui « font » est signe que la communication directe à autrui est relayée par les objets créés ou l’engagement dans le faber. Ainsi va l’échange, plus disparate qu’unilatéral, davantage polyphonique que dialogique, entre la parole du faber du créateur relayée par ses objets et la parole d’autrui. Le poète qui publie ses textes ne rencontre pas forcément ses lecteurs ; l’archer-potier, qui cultive l’amateurisme de ses deux talents pour substituer une production variée à l’enfermement du spécialiste ou de l’expert, entre dans un rapport direct avec le reste du monde.
L’aède de la matière vient de fabriquer un nouveau service à saké. Il cherche maintenant à faire son propre alcool de riz. Bientôt il construira une hutte à thé et un four à poterie dans son jardin…Pendant ce temps, après l’avoir longtemps bannie de son univers, le poète-archer-potier s’interroge sur la place de la parole dans tout cela…
M.M4area


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