dimanche 20 septembre 2009

qu'est-ce que le contemporain ?

3. Le poète - le contemporain - doit fixer le regard sur son temps. Mais que voit-il, celui qui voit son temps, le sourire fou de son siècle ? … le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l'obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d'écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. Mais que signifie "voir les ténèbres", "percevoir l'obscurité" ?
   Une première réponse nous est suggérée par la neurophysiologie de la vision. Qu'advient-il lorsque nous nous trouvons dans un milieu privé de lumière, ou quand nous fermons les yeux ? Qu'est-ce que l'obscurité que nous voyons alors ? Les neurophysiologistes expliquent que l'absence de lumière active une série de cellules à la périphérie de la rétine appelées justement off-cells, lesquelles entrent en activité et produisent cette espèce particulière de vision que nous appelons l'obscurité. L'obscurité n'est donc pas un concept privatif, la simple absence de lumière, quelque chose comme une non-vision, mais le résultat de l'activité des off-cells, le produit de notre rétine. Cela signifie, pour rejoindre maintenant notre thèse sur l'obscurité de la contemporanéité, que percevoir cette obscurité n'est pas une forme d'inertie ou de passivité : cela suppose une activité et une capacité particulières, qui reviennent dans ce cas à neutraliser les lumières dont l'époque rayonne, pour en découvrir les ténèbres, l'obscurité singulière, laquelle n'est pas pour autant séparable de sa clarté.
   Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l'ombre, leur sombre intimité. Avec ceci, nous n'avons pas encore tout à fait répondu à notre question. Pourquoi le fait de réussir à percevoir les ténèbres qui émanent de l'époque devrait-il nous intéresser ? L'obscurité serait-elle autre chose qu'une expérience anonyme et par définition impénétrable, quelque chose qui n'est pas dirigé vers nous et qui, par là même, ne nous regarde pas ?  Au contraire, le contemporain est celui qui perçoit l'obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n'a de cesse de l'interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, est directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.
Giorgio Agamben


6 commentaires:

  1. « Ce que je vois me dit que je suis aveugle » disait Porchia…

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  2. « saisir la part de l'ombre », « percevoir l'obscurité de son temps », comment ? par la clarté d'un raisonnement, philosophique, non ? ou par l'obscurantisme de ses vues ?

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  3. Et je ne vois que ce que je crois....

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  4. êtes-vous contemporain ? Quel faisceau de tenêbres recevez-vous en plein visage ?

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  5. les aveugles peuvent croire, mais moi je vois, écrivit Brecht. On peut aussi ne pas voir, mais c'est quand même un choix.

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