mercredi 16 novembre 2022

lettre aux parents encore vivants

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Chroniques du çà et là

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Indéterminé volontaire Antoine Lengo

Extrait d’un journal récapitulatif

1971
je fais une fugue avec un copain de classe. on est en 3ème au
lycée de Belfort. on se décide sur une partie de flipper. pour-
tant on connait pas encore Tommy des Who, ou peut-être que
si, mais on n’y a pas pensé sur le moment. on part le 30 avril en
début d’après-midi. on fait du stop et le soir on se retrouve
dans les rues de Lyon, sans un rond et complètement paumés. 
63 il pleut alors on se cale dans une entrée d’immeuble. on se
prend dans les bras et on pleure. on a 15 ans. on s’imagine que
nos parents ne nous pardonneront jamais, alors on se dit qu’il
faut qu’on parte très loin, le plus loin possible, au bout du
monde. finalement la nuit passe et le lendemain c’est une jeune institutrice en deux chevaux qui nous emmene au fin fond de l’Ardèche, à Ruoms.

avant de nous laisser au bord de la route elle nous offre un sandwich et une bière et elle part à ses affaires, mais je me de- mande si elle ne nous a pas emmenés faire un tour dans la ferme où elle vit en communauté..

nous reprenons le stop, c’est le 1er mai, il n’y a pas grand monde sur les routes d’Ardèche, alors on marche beaucoup entre chaque voiture qui nous emmène pour de petits trajets.

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le soir, on est dans le Sud, on sait pas où. on pensait aller à Montpellier, mais on est plus près de Sète, car le lendemain matin, après avoir dormi sur le bas côté de la route, la première voiture qui nous prend, une vieille Peugeot pick up avec un chien de chasse qui aboie beaucoup nous emmène au bout des plages sétoises. c’est l’aube, on commence à être affamés. à un moment, le conducteur sort une carabine de sous son siège tout en conduisant et se met à tirer en direction d’un vol de canards. il nous lâche au bord de l’eau. on traîne mais on sait pas quoi faire et on aimerait bien trouver quelque chose à manger. on reprend la route.

dans l’après-midi, nous arrivons à Aix-en-Provence. en bas du Cours Mirabeau, un hippie vient à notre rencontre et nous pro- pose du « ch’val » (jusque là nous n’avons jamais cotoyé la drogue sous aucune de ses formes et appellations). Comme nous n’avons pratiquement rien mangé depuis notre départ (même le jour du départ nous n’avions pas fait de repas), nous sommes enthousiastes (je n’ai jamais entendu parler de végé- tarisme non plus). Il nous explique comment aller à la Cité Uni- versitaire, qui s’appelle Les Gazelles. nous y retrouvons toute une population de marginaux qui se mêlent aux étudiants. nous commençons notre apprentissage de « routards » : comment manger, dormir, s’habiller, se déplacer, se méfier.. le soir, nous retrouvons celui qui nous a promis du « chval ». finalement il n’a pas envie de s’occuper de nous. c’est sa copine qui nous prend en charge. elle nous emmène en balade à la tombée de la nuit au bord d’un cours d’eau en dehors de la ville.

je me demande soudain si le jour de notre départ on est pas passé par Besançon, le souvenir qui remonte d’être passé voir le collège où j’ai été interne jusqu’en 69. ça peut pas être à un autre moment en fait. on a fait la sortie, genre à 16 heures, et l’ambiance a complétement changé. d’abord c’est devenu mixte. et puis complètement ouvert comme je n’aurais jamais pu l’imaginer. enfin bref, on est au bord de la rivière avec une

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fille qui se propose de nous faire un fix de chval. elle nous ex- plique qu’avec ça on a plus besoin de rien, on n’éprouve plus ni la faim ni le froid ni rien. on découvre qu’il s’agit de recevoir de l’héroïne en intraveineuse. j’ai une trouille totale des piqures, je me dégonfle. Bruno accepte. je crois qu’elle lui en fait une toute petite dose, mais elle s’en fait une qui paraît chargée. on passe la nuit dans l’herbe et le lendemain matin on se réveille tôt, mais on arrive pas à réveiller la fille. on a peur qu’elle soit morte. on se tire. on traine un peu pour voir à quoi ressemble la ville et on retourne aux Gazelles, qui devient notre QG. On apprend comment demander des tickets resto et on fait notre premier repas depuis qu’on a quitté papa maman. on nous four- nit des couvertures, des fringues et des sacs de voyage. en par- tie des routards, en partie des étudiants. on rencontre plein de gens qui nous apprennent plein de trucs. en fin de journée, on revoit la fille de la rivière, qui paraît en pleine forme. au fil des jour, on comprend qu’elle partage sa vie avec un autre gars que celui qu’on a rencontré en arrivant. elle est avec le plus grand junkie des Gazelles. il vit dans une tente et n’en sort que pour aller trouver de nouvelles doses. il est très gentil et impres- sionnant, grand et très beau, mais assez cadavérique.

petit à petit, nous apprenons une socialité qui nous était tota- lement inconnue, mais qui nous paraît naturelle. nous nous sen- tons intégrés à cette communauté plurielle, qui mêle routards, étudiants, clochards, junkies.. nous apprenons à faire la manche, nous expérimentons des drogues, nous dormons de- hors, nous rencontrons des gens qui nous paraissent tous ori- ginaux, extraordinaires. l’un d’eux, de passage aux Gazelles, nous raconte qu’il va passer quelques temps dans un apparte- ment qu’on lui prête à Super Tignes, et nous invite à la rejoin- dre quand on en aura marre de l’activité intense de cette communauté d’enfants perdus. peu de jours après, nous déci- dons d’y aller, sans avoir la moindre idée de ce que ça repré- sente. on reprend la route. nouvelles expériences du stop. pour la descente de Gap vers Grenoble, c’est un féru de course au-

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tomobile qui nous démontre qu’à plus de 150km/h c’est pas rai- sonnable de faire cette descente. de fait, on n’en meurt pas. à Grenoble, un bonhomme de 60 70 ans nous raconte un peu sa vie: sa femme a une maladie rare, sa peau est devenue bleue et elle est minuscule. il en profite pour me caresser les genoux, puis plus. il s’engage à nous emmener plus loin le lendemain, nous propose de dormir chez lui. nous décidons de faire autre- ment. le lendemain, nous répondons à une annonce dans le journal pour vendre des encyclopédies en porte à porte. nous n’avons ni l’âge requis ni l’autorisation des parents, mais le res- ponsable accepte de nous prendre à l’essai pour une journée. nous visitons les cités hlm et ne vendons rien. grand seigneur, notre responsable nous offre un sandwich.

je ne me souviens plus comment ni où nous avons dormi la plu- part des fois. mais ce soir-la nous dormons dans le hall de la gare de Grenoble, nous sommes loin d’être seuls. le lendemain matin, nous reprenons la route. très peu de voitures, et très peu nous prennent. nous marchons beaucoup et arrivons à Su- perTignes en fin d’après-midi. moche station de sports d’hiver, pratiquement déserte au mois de mai. nous n’avons pas de quoi nous acheter à manger, seulement du pain. alors nous volons du fromage et du jambon, et aussi des yaourts. nous allons à l’ap- part du garçon rencontré à Aix. il n’y a personne. il fait froid. nous cherchons un endroit pour être à l’abri. nous sortons de ce faux village hors du temps et nous finissons par trouver une bergerie avec de la paille. nous nous y installons pour la nuit. le lendemain matin, nous allons encore faucher quelques trucs à manger dans la petite superette et après avoir à nouveau sonné à l’appartement désert, nous décidons de retourner à Aix. ce jeune homme, qui nous paraissait très sage et devait avoir 25 ans maximum, nous avait donné des conseils. nous lui avons expliqué notre situation et il nous a dit que nous de- vrions partir en Inde. il l’avait fait lui-même et nous a détaillé les étapes. nous comptions sur lui pour avoir un plan précis. comme nous ne l’avons pas retrouvé, nous décidons de réali-

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ser son plan avec le peu d’infos qu’il nous a donné. il s’agit dans un premier temps de trouver un bateau qui nous amène en Turquie.

retour à Aix. nous retrouvons la communauté, presque un vil- lage presque une famille. pour la Turquie, on nous conseille de partir de Nice plutôt que de Marseille, alors nous partons pour Nice. je sens que Bruno n’est pas enthousiaste, qu’il n’a pas envie de quitter le petit monde à la fois charmant et affreux des Gazelles, une vraie famille quoi. mais il vient quand même. il y a la menace d’être retrouvé par hasard ou par la police ou quelqu’un qui connaitrait nos familles. ça fait trois semaines que nous avons quitté nos familles et les règles auxquelles nous étions soumis jusque là. nous avons commencé à prendre le pli de nos nouvelles vies. nous arrivons à Cannes pendant le fes- tival. toute une zone tourne autour du palais, une cour des mi- racles, dont nous faisons partie sans même le savoir. un des personnages les plus brillants nous explique que c’est un bon endroit pour trouver des produits qui sortent de l’ordinaire. ainsi il nous propose de goûter au numéro 5 de Chanel dont il a récupéré une grande bouteille. il nous explique qu’il faudra que nous trouvions de l’argent pour embarquer sur un bateau pour la Turquie, et que le festival est l’endroit idéal. il nous pré- sente des jeunes gens qui offrent leurs corps pour de l’argent et d’autres qui travaillent dans les restaurants. nous ne nous sentons de compétences pour rien et reprenons la route dans l’espoir de trouver une solution. on se dit qu’on pourra peut- être se faire embaucher sur le bateau..

nous tournons autour de Villefranche dans l’espoir, énoncé par Bruno en rigolant, d’être invité chez les Rolling Stones qui y sont installés depuis peu. Nous marchons beaucoup, on se sent de plus en plus étrangers, même l’un à l’autre. notre relation est de plus en plus tendue et nous ne savons pas comment poursuivre. c’est le 25 mai et nous sommes un peu désespérés. Bruno trouve que je n’ai pas volé assez à l’étalage du petit com- merce dans la côte. on s’engueule et on se sépare. j’imagine

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qu’il pense avoir plus de chance seul pour aller chez les Stones.. on décide quand même de se retrouver le lendemain ou le sur- lendemain sur le port de Nice. je descends vers la mer. il monte vers Grasse. il fait moche, je passe la nuit sous un pont entre Cagne et Nice, au bord de la mer. lorsque je sors de mon abri le lendemain matin, il y a sur le pont une camionette de flics qui contrôle les voitures et le piéton clodo qui sort de son trou. je montre ma carte d’identité. ils interrogent le central et dé- couvrent que je suis recherché par mes parents depuis presqu’un mois. ils m’embarquent. vérification au poste de Cagne et puis je suis transporté à la prison de Nice. des cel- lules dégueulasses et des voisins assez raides. on me propose un sandwich, que j’accepte et qui s’avère être rassis et dégueu. c’est ma première expérience de prison, je suppose qu’ils en ont rajouté par peur que j’y prenne goût.. le lendemain, mes parents viennent me chercher. ils ont roulé toute la nuit. la pre- mière chose que mon père fait, c’est de me donner un sand- wich, frais celui-là, en me disant « tu veux un coca ? ». renversement total .

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la veille, j’essayais de partir à l’autre bout du monde pour fuir la colère de mon père et le désespoir de ma mère, et je décou- vrais dans une prison répugnante des parents attentionnés qui ne pensaient qu’à m’être agréables. ils étaient juste heureux de me revoir en fait. ils ont payé de bonne grâce le sandwich dé- gueulasse qu’on m’avait fourgué la veille et nous sommes par- tis. à la sortie de Nice mon père s’arrête pour prendre un auto-stoppeur. du jamais vu ! et en plus, c’est Bruno ! il monte très volontiers et nous partageons sandwich et coca. retour dans la bonne humeur, aucun reproche, aucune question non plus, ni pourquoi nous étions partis, ni comment nous avons vécus, quels étaient nos projets.. je ne me souviens pas si nous sommes retournés au lycée. je ne crois pas. nous devions pas- ser le bepc, mais nous ne l’avons pas fait. nous avons revus des copains de classe et on a même fait une fête chez Bruno. ses parents n’étaient pas comme les miens devenus cools, plutôt le

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contraire, ils faisaient vraiment la gueule. les miens ont décidé qu’il fallait aller vivre dans le sud, considérant que c’était le désir qui m’avait poussé jusqu’à Nice, ce qui bien sûr n’était pas le cas. fin juillet, nous quittons l’est pour gagner le sud. je pense que mes parents, d’après ce qu’ils m’en ont dit par la suite, ont beaucoup souffert du « qu’en dira-t-on » et de la mau- vaise réputation qui m’avait été faite au village, c’est proba- blement la raison principale d’un départ aussi soudain. ma mère jusque là ne s’était jamais éloignée de plus de 35 kilomè- tres de son lieu de naissance. mon père par contre était né en Algérie et détestait le froid, la neige et la tristesse de l’est. quant à moi, j’étais amoureux d’une fille rencontrée au lycée et je ne m’étais pas encore déclaré.

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